L’élégance masculine, ce composite de bon goût et de raffinement, se transforme particulièrement à partir de la Révolution française. Apparats, étalages et parures luxueuses sont délaissés pour la sobriété d’un costume trois-pièces aux nuances sombres ainsi que des accessoires plus usuels. L’ostentatoire de l’uniforme et du dandy revêt néanmoins une forme d’exception, Charles Baudelaire remarquait ainsi :
« […] une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement. » [1]
Le 20e siècle voit l’essor de nombreux créateurs de mode. Mais en suivant largement cette tripolarité du vêtement pour homme, Kenzo, Giorgio Armani, Martin Margiela, etc, ont laissé leur imagination proposer de nombreuses variantes, jusqu’à sa déconstruction chez Issey Miyake ou Yohji Yamamoto, par exemple. C’est au cœur de ce paysage transitionnel que s’inscrit la redéfinition du costume masculin par Armani. Du rigide et de l’angulaire coulent des lignes nouvellement douces et naturelles. Cette silhouette masculine révolutionnaire est diffusée aux yeux du monde entier grâce au célèbre film American Gigolo de Paul Schrader, où Richard Gere à la fois acteur incarne également le modèle parfait des créations de Giorgio Armani dans les années 1980.
Ce processus de métamorphose prend forme dans les profondeurs d’une pensée réfléchie sur l’élégance :
« Je me souviens de l’élégance de ma mère et de mon père, une élégance simple. C’était principalement une élégance intérieure, comme nous n’avions pas beaucoup d’argent. Je me souviens que c’était ma mère qui faisait mes vêtements. Elle faisait elle-même les vêtements pour tous ses enfants. Nous étions enviés par tous nos camarades de classe. Nous avions l’air riches bien que nous fussions pauvres. » [3]
Le passé semble être l’ancrage de son élan esthétique, son enfance dans la modeste ville de Piacenza, dont la riche histoire diachronique militaire se lit au travers des monuments épars : la Piazza Cittadella et ses remparts, le château fortifié de murailles de Castell’Arquato, etc. Les lignes sobres, épurées rejoignent la discrétion élégante de Milan, le soin et le raffinement discret de ses petits jardins et espaces intérieurs, qui embaument le présent du créateur :
« Quand je pensais à ma maison, je voulais qu’elle ait la même simplicité élégante que la ville de Milan […] Je me suis toujours efforcé à appliquer une simplicité rigoureuse. Je ne peux supporter l’exhibitionnisme. » [4]
Charme minimaliste, fluidité moderne et naturel sensuel sont les maîtres-mots de son code stylistique. L’essence d’Armani repose dans ce geste d’éliminer le superflu tout en construisant une véritable théorie de l’élégance, intérieure, presque philosophique. C’est une architecture qui se fonde sur la forme, les proportions, la structure, d’où l’importance accordée aux tissus, judicieusement choisis.
Au-delà du trait d’identité, Giorgio Armani est cet homme dont la discrétion s’appose tel un sceau, comme marqueur de fabrique. La réserve, le silence, alimentent sa théorie de l’élégance. Ses codes esthétiques révèlent une dimension plus profonde que celle de la seule apparence, ils ouvrent une voie réflexive sur le mode d’être. La véritable élégance, pour Armani, suit la sage voie de la retenue, de l’humilité, du pouvoir, mais discret, loin de toute notion d’exubérance, d’excès, abhorré chez les philosophes grecs sous le nom d’hubris.
Fortement influencée par le mouvement minimaliste ambiant, cette sensibilité singulière de l’harmonie engendre des costumes qui se moulent parfaitement dans leur époque. Ils sous-tendent cette même vision artistique de réalisation par soustraction.
C’est ainsi que de la veste – son inspiration d’origine et pièce maîtresse – il ôte les épaulettes et l’entoilage pour en briser les traits rigides. Se déploie une douceur de la forme, un tombé long et ample grâce au choix de tissus souples. S’opère la transformation d’une silhouette masculine sévère à celle d’un homme naturel, sensuel pour un équilibre renouvelé et modernisé.
« J’étais surpris de voir que mes amies, femmes, voulaient porter la veste que j’avais créée pour les hommes. Je réalisais alors que les femmes recherchaient un style de vêtements qui ressemblait un peu à celui des hommes. Elles aimaient les vestes unies, souples et fluides, dans lesquelles elles pouvaient se mouvoir librement et normalement, comme une seconde peau. » [5]
Formé auprès de Nino Cerruti réputé pour ses matières luxueuses, Armani a reporté son attention particulière des tissus à ses collections pour femme en y appliquant son savoir-faire préalablement harmonisé, des textiles à la finition. Son vêtement féminin a pu aisément emprunter à la garde-robe masculine sa nature mixte tout en restant fidèle à ses codes de l’élégance, discrets, sobres et naturel. Un sentiment de confort, de sécurité et de pouvoir vient épouser l’esprit d’une femme libérée évoluant au sein de la société masculine.
Grâce à sa reconnaissance internationale grandement portée par Hollywood, que le couturier ne cesse d’habiller sur les tapis rouges, s’ouvre l’empire Armani. Artiste mais aussi solide en affaires, de son génie au double visage, se succèdent les licences, dans le prêt-à-porter, Emporio Armani, Armani Jeans, Armani Exchange, dans les parfums et beauté, Armani Parfums, Armani beauty, qui lancent en grande diffusion ses codes esthétiques et popularisent la mode de luxe, alors qu’Armani Privé poursuit les succès de ses collections prestigieuses de haute couture en exaltant l’essence originelle de la maison.
Connu et implanté dans le monde entier, le commun peut s’immerger dans le style d’Armani en profitant d’un art de vie élégant proposé par certains produits abordables, dont les cosmétiques qui permettent à Armani de tenir la distance et de véritablement prospérer.
Malgré l’élasticité d’un empire aux frontières illimitées, l’univers qui en surgit expose à chaque instant des éléments qui semblent toujours méticuleusement bien disposés et fidèles à la vision artistique du créateur. Giorgio Armani semble avoir, en effet, une vision très précise de l’espace, qualité qu’a pu développer son ancien métier d’étalagiste à La Rinascente.
Sa rêverie d’architecture milanaise (voir la citation précédente) signifie derechef l’étendue de son génie créatif au travers duquel se dévoilent les divers espaces signés Armani, transposant ses codes vestimentaires sur le design d’intérieur, les salles, les hôtels, l’Armani Teatro, par exemple. La page d’accueil d’Armani/Casa affiche clairement les lignes essentielles du caractère Armani appliqué au design :
« La philosophie esthétique Armani/Casa se concentre sur des lignes simples et des proportions parfaites, sublimées par des matières nobles, des finitions raffinées et des textiles élégants. Un style distinctif alliant harmonieusement une multiplicité d’inspirations et de codes de design, pour faire naître une atmosphère sophistiquée. » [6]
Ce panorama impérial ne cesse de susciter fascination et admiration pour son étonnante stabilité dans un monde où la mode souffle l’éphémère à chaque saison, où s’est propagée une vague de submersion des maisons par les vastes groupes du luxe. Giorgio Armani a su tirer parti des dangers et aléas en tissant une véritable authenticité et confiance de fond. À la fois artistique et économique, cette notion de durabilité puise ses sources dans les origines modestes du couturier dont la balance penche vers la qualité usuelle plutôt que l’abondance exubérante.
Bâtisseur, visionnaire, révolutionnaire, définisseur de codes, son parcours exemplaire révèle une personnalité aussi complexe qu’est la grandeur de son talent. Il a su rendre l’élégance vertueuse et accessible en prônant des valeurs universelles. Sons sens du style et de l’industrie fusionnant, il parvient à piocher le meilleur de toutes les catégories : conservatisme et modernisme, Italie et internationalisme, élite et popularisme. Nous espérons que pour un présent et un avenir brillant, la relève ornera l’empire d’une noblesse encore plus éthique et équitable.
Légendes et crédits photos
(1) Sur la première photo en haut de la page figure Giorgio Armani et les joueurs de l’Olimpia Milano, équipe de basket-ball qu’il dirige et sponsorise.
(2) Crédits photos © Emporio Armani, @emporioarmani
(3) Première diapositive : photos de l’exposition « Giorgio Armani. Milano, per amore » du 24 septembre 2025 au 11 janvier 2026 à la Pinacoteca di Brera de Milan, crédits photos © Armani/Silos, armanisilos.com
(4) Deuxième diapositive à gauche : crédits photos © Armani/Casa, armani.com
(5) Troisième diapositive à droite : crédits photos © Amélie, Barbara Olivieri, « Armani Silos », CC BY-NC-SA 2.0
(6) Quatrième diapositive : pièces de la collection Emporio Armani, automne-hiver 2025, crédits photos © Emporio Armani, armani.com
(7) Coulisses de défilé de la collection Emporio Armani, printemps-été 2026, crédits photos © Emporio Armani, armani.com
(8) Cinquième diapositive : crédits photos © Giorgio Armani, @giorgioarmani
(9) Une publicité d’Armani Exchange à NYC
Notes de bas de page
[1] Charles Baudelaire, Curiosité esthétique 1868, « Salon de 1846 », Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Michel Lévy Frères, vol II
[2] Traduction personnelle des propos en italien de Giorgio Armani, dans le film Made in Milan de Martin Scorsese, 1990
[3] Idem
[4] Idem
[5] Idem
[6] Voir la page https://www.armani.com/fr-fr/armani-casa/experience/